9.1.07

Ma petite soeur
 
1954. Partition du Vietnam en 2 états : Le Nord et le Sud Vietnam.
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Mon père est parti au Nord. Il nous a quittés, ma mère, ma petite soeur âgée de 3 ans et moi.
J'ai 6 ans de plus que ma sœur. Nous sommes pauvres. A 9 ans, j'ai compris la tristesse de ma mère, ses soupirs et ses pleurs silencieux la nuit. Je suis le seul "homme" de la famille. Je sais porter ma soeur dans mes bras, lui donner à manger et la consoler lorsqu'elle pleure. Je sais la baigner, l'habiller, la promener sur mon dos et la mettre au lit.
J’abandonne mes études pour pouvoir m’occuper d’elle. Maman rentre de son commerce tous les soirs avec ses paniers en balancier. Au dîner, autour de la lampe à huile, nous essayons de lui parler pour la réconforter. Elle nous raconte des histoires qui se sont passées au marché, comme si nous étions des adultes. Je l'aime tellement, ma mère, avec ses cheveux, ses épaules frêles et ses mains sèches.
Elle tient un étal de légumes au marché Cồn. En fait, c'est un carré de terre, un tout petit emplacement. Il fait encore brumeux lorsqu'elle quitte la maison le matin. A midi, elle rentre pour nous faire à manger, se repose un peu et repart préparer son étalage pour l'après-midi. Elle fait l'aller-retour ainsi tous les jours, 7 jours sur 7, seule.
Lorsque ma soeur atteint ses 5 ans, maman l'inscrit à l'école maternelle. Je peux aller de nouveau à l'école. En classe, je ne vois que des visages inconnus. Mes camarades ont 2 ou 3 ans de moins que moi, je suis le plus âgé. Je travaille bien. Je deviens chef de classe. A la fin du CM1, je demande à maman d'aller voir le maître, pour lui demander la permission de sauter une classe. Il accepte. Je me concentre sur mon examen. Je réussis et passe en 6è.
Au collège Trần Quốc Tuấn, j'étudie nuit et jour. En 4è, je prépare et réussis le BEPC. Arrivé en 2nde, j'arrive enfin à rattraper mes anciens camarades. Je suis content de les retrouver. Je commence à avoir besoin d'argent pour acheter des livres, des vêtements. Ce n'était pas très important auparavant, mais maintenant, au lycée, je commence à rougir en voyant des jeunes filles du lycée d'en face. Parfois j'imite mes amis, je fume et les accompagne au café. L'argent de poche ne me suffit pas. Je me mets à donner des cours de répétition à domicile. Je m'occupe de quelques élèves plus jeunes que moi.
Nous habitons toujours la même petite maison depuis le départ de papa.
En Seconde, je prépare le baccalauréat 1è partie. J'obtiens la mention Passable. Je réussis encore cette fois-ci, à l'étonnement de tous. En fait, je suis conscient que maman fait des économies et se sacrifie pour nous. Elle se lève tôt le matin, nous prépare à manger, et s'en va silencieusement, sa palanche sur l'épaule. Le soir, elle nous observe en train d'étudier sous la lampe à huile. Certaines nuits, nous l'entendons tousser en se retournant dans son lit. Ces derniers temps, elle tombe souvent malade. J'ai les larmes aux yeux quand je pense à elle et à ma jeune soeur. En même temps, cela me stimule. J'étudie comme un fou. Ah, si l'Education Nationale m'autorisait à passer le bac en 1 seule fois. Les cheveux de maman sont blancs maintenant, ses épaules amaigries et son dos de plus en plus voûté. Cela me fait mal de la voir ainsi, et je m'enfouis avec encore davantage de rage dans mes livres.
Ma soeur commence à entrer dans son adolescence. C'est l'âge tendre, l'âge des rêveries. Elle sait que sa maman travaille dur, que son frère donne des cours particuliers, pour apporter un complément de revenus pour la famille et qu'il essaie de brûler les étapes en vue d'un diplôme. Elle demande rarement à maman de l'argent pour acheter des vêtements neufs. Ses deux petites tuniques blanches lui suffisent pour le collège. Papa n'est pas là, je m'occupe de ma mère et de ma soeur à la place de l'absent. Parfois, je me demande pourquoi papa nous a quittés...
Je réussis mon bac 2è partie à 18 ans et m'inscris à la faculté de Lettres de Huế. Maman reste à Đà Nẵng avec ma soeur. Tous les week-ends, je prends le "xe đò" (transport en commun- mini bus) pour rentrer les voir et reviens le lundi à la fac. A Huế, je continue à travailler comme répétiteur à domicile. Je peux ainsi aider maman.
Un après-midi, peu de temps après l'anniversaire des 13 ans de ma soeur, maman quitte précipitamment le marché et rentre à la maison. Elle a mal à la tête. Pensant à une légère grippe, elle demande à ma soeur de la frictionner avec des huiles essentielles traditionnelles et de lui préparer de la bouillie de riz à la ciboulette. Ce soir là, maman devient fiévreuse et se met à divaguer. Le lendemain, ma soeur doit s'absenter de l'école pour l'emmener à l'hôpital. Elle cherche ensuite à me contacter à Huế.
J'accours à Đà Nẵng par le dernier "xe đò". Il fait déjà nuit, je n'ai pas le temps de dîner. Je vais directement à l'hôpital. Dans sa petite chambre, sous la lumière blafarde, maman semble en train de dormir dans son lit de malade, et ma soeur somnole à ses côtés. Maman est pâle et immobile, et la petite soeur encore bien jeune et innocente...
Je la réveille, elle frotte ses yeux, l'air hagard pendant quelques instants, me reconnaît, se jette dans mes bras et se met à sangloter. Elle me raconte que depuis son entrée à l'hôpital, maman ne s'est réveillée que quelques minutes vers midi, pour replonger de nouveau dans le coma. L'infirmière nous explique qu'elle a eu un accident vasculaire cérébral, une rupture d'un vaisseau au cerveau.
Je suis stupéfié. C'est comme un coup de marteau à ma poitrine. L'infirmière regarde ma soeur, l'air désolé...
Ce soir là, nous restons à l'hôpital pour veiller sur notre mère. Ma soeur s’est assoupie, épuisée. Dans son sommeil agité, elle appelle maman et sanglote. J'ai l'impression qu'un couteau me coupe les entrailles. Je passe ainsi toute la nuit à regarder ma mère inanimée et ma soeur dans son sommeil intermittent. D'une main, je caresse doucement la main blême de maman, et de l'autre, je tiens la petite main de ma soeur. J'essaie de me retenir, mais les larmes ne cessent de couler sur mes joues.
Maman pousse son dernier soupir à 5 h du matin. Elle ne reprend pas ses esprits pour nous dire ses derniers voeux. Elle s'en va ainsi en silence, sa main se refroidissant lentement dans la mienne...Je réveille ma soeur. Nous embrassons le front de maman pour lui dire adieu. Ma soeur lui ferme les yeux, encore à moitié entrouverts. Elle serre fortement les 2 mains de notre mère, les réchauffe près de son coeur et appelle doucement: "Maman, maman..." Elle pleure en silence, son corps blotti contre la poitrine de maman. Ses larmes abondantes mouillent la chemise déteinte de notre mère. Pauvre maman...Pauvre petite soeur, tu n'as que treize ans…
Après l'enterrement de notre mère, j'abandonne mes études de Lettres. Je n'ai plus le coeur à cela. Ma soeur par contre doit retourner au collège.
La petite maison délabrée est mise en vente. Toute la fortune de maman est confiée à Minh, un ami intime. Les parents de Minh nous considèrent comme leurs enfants. Je leur confie ma sœur. Hân, la soeur de Minh, est du même âge et est dans la même classe que ma soeur, elles peuvent ainsi aller à l’école ensemble. L’argent de notre mère pourra subvenir à ses besoins pendant 2 ou 3 ans. Je lui donne un peu d’argent pour ses dépenses vestimentaires et scolaires diverses. Je la serre dans mes bras, me promets et promets à notre mère défunte que je m’occuperai de ma soeur toute ma vie...
J’entre à l’école militaire de Dalat. J'ai 20 ans. Avec mon maigre salaire d’élève officier, j'essaie de faire des économies pour les envoyer à ma soeur. Je lui demande de m’écrire toutes les semaines, de me raconter ses études et de me promettre de ne rien me cacher. Elle m'obéit. Une fois l’an, j’ai une permission et je peux aller la voir. Nous nous retrouvons et allons nous recueillir sur la tombe de maman, sans pouvoir cacher notre chagrin.
En grandissant, elle ressemble de plus en plus à notre mère: le même visage arrondi, le même regard doux et patient, les mêmes yeux lointains et mélancoliques. Elle est réservée, peu bavarde de nature. Sans doute est- ce parce qu’elle est trop tôt orpheline, et que son unique frère est loin.
Heureusement qu’elle a son amie Hân auprès d’elle. Hân et elle viennent assister à ma fête de fin d’études. Ma soeur a réussi l’examen d’entrée à l’école normale de Qui Nhơn. Dans 2 ans, elle sera une institutrice. Je suis fier d’elle et la présente à mes amis. Elle est un peu intimidée. Ma sœur, si adorable, si attachante. J’aimerai pouvoir dire à notre mère: ” Maman, tes enfants sont adultes maintenant ..."
J'entre chez les parachutistes, peut être est-ce simplement parce que j’aime la couleur de leur béret ? Ma soeur est au pensionnat de l’école. Tous les mois, je lui envoie la moitié de ma solde pour ses frais de logement et ses repas. Je devine que les jeunes filles ont plus de frais que les hommes : toilette, maquillage … Elle me raconte ses études, ses fréquentations. Elle craint pour moi, lors de mes patrouilles...
Si jamais je suis confronté avec papa sur le terrain de guerre, comment pourrai-je le reconnaître? Elle n’en ajoute pas plus, mais je comprends, une balle est vite perdue…
Les 2 années d’études universitaires de ma soeur passent vite. La voici jeune institutrice. Elle est affectée dans une école primaire près de Phan Rang. Ma soeur partage une location avec 2 autres collègues. Tous les matins, les 3 maîtresses prennent ensemble la Lambretta (transport en commun), pour aller à l’école. Le soir au retour, elles se mettent au fourneau. Ma sœur m’écrit et me dit avoir fait la connaissance de Tuân, un officier de la marine en poste à Phan Rang. Il est seul avec sa mère. Elle le trouve gentil, discret.
La guerre s’intensifie. Mon unité est en constant déplacement. Parfois nous ne rentrons à l’arrière qu’une fois par an. Je suis blessé deux fois la même année. Je le cache à ma soeur pour ne pas l’inquiéter. Pendant mes semaines à l’hôpital et ma convalescence, je commence à écrire des articles pour des journaux et des revues. Je raconte ces affrontements sanglants entre mon unité et l’ennemi communiste, je raconte les extraordinaires «exploits» de mes amis…
Suite à une blessure au bras, j’ai droit à quelques jours de permission. Je vais voir ma sœur à Phan Rang. Elle est très contente de me revoir, mais se met à pleurer lorsqu’elle voit le plâtre à mon bras. Je la console: " J’aurai peut-être être l’occasion ainsi d’être transféré plus tard à l’arrière".
Le lendemain, Tuấn vient me voir, il est effectivement très gentil. J'éprouve tout de suite de la sympathie pour lui. Pendant toute cette semaine, ma soeur doit continuer son travail à l'école. Heureusement qu’il y a Tuấn, il m'emmène prendre le petit déjeuner et déjeuner. Et l’on attend ensuite le retour de l’institutrice vers 15h. Le soir, elle se couche tôt. Tuấn s'attarde auprès de moi. Autour d'un café, je lui raconte notre histoire, la mort de notre mère. Les yeux de Tuấn brillent dans la nuit, il se les essuie d’un revers de main…
Les 7 jours de permission passent vite. Je rentre à Saigon, le coeur léger. J’ai pu rencontrer Tuân. Je suis sûr qu’il ne rendra pas ma soeur malheureuse. Je reçois ensuite une lettre de sa part. Il parle de sa famille et demande la permission de venir me voir, avec sa mère, pour demander la main de ma sœur. Il me promet de bien s'occuper d’elle et de l'aimer. Je suis ému et content. Ma soeur n’a pas eu de difficultés dans sa vie sentimentale, elle a rencontré un homme très bien. J'écris à Tuấn pour lui demander d'organiser le mariage le plus simplement possible, car nos deux familles sont modestes.
Quatre mois plus tard, Tuấn et ma soeur se marient. Sont invités, du côté de la mariée, quelques uns de mes amis de l'armée, le directeur de l'école de ma soeur
et beaucoup de ses élèves. Du côté de Tuấn, il y a sa mère, ses cousins et ses amis dans la Marine. En voyant ma soeur, toute mignonne dans sa tenue de mariée et souriante auprès de Tuân, je pense à notre mère : «Maman, viens, reviens assister au mariage de petite sœur ».
Je reste encore 2 ans dans mon unité, chez les parachutistes. Je les suis jusqu’à la frontière du pays. Arrive un jour l'incident: je me suis mis à être impoli avec mon chef, que je trouve bête (voire malhonnête ?). Je n’ai pas pu tenir ma langue. Résultat: envoyé au conseil de discipline, et expulsé de la section des parachutistes. Après une période de galère, je suis affecté à la section "Guerre Psychologique". Je deviens assez célèbre, en faisant des reportages de guerre sur le TÊT MÂU THÂN (1968), sur les batailles de AN LỘC, BÌNH LONG.... qui ont fait honneur à mon unité. J'ai reçu un prix avec mon reportage UN ÉTÉ DE FEU (1972).Toutes les récompenses que j’ai eues ainsi que le fruit de la vente de mes livres, je les envoie à ma sœur. Tuân et ma soeur ont pu ainsi acheter une petite maison dans la banlieue de Phan Rang, près de l’école.
Il n'y a pas très longtemps, elle était encore toute craintive, cachée derrière l'épaule de son fiancé. La voici mère de famille. Chaque fois que j'ai le temps, je vais à Phan Rang voir ma sœur, mes neveux et nièces. Mon coeur s'apaise devant la présence de ces bambins aux joues fraîches et parfumées. Leurs éclats de rire candide dissipent les peines et les difficultés de la vie. Je contemple le couple et les petits autour de leur maman. Je suis ravi et fier. Je souhaite que notre mère puisse voir ce tableau.
Le 30 Avril 1975 arrive comme un cruel destin.
Tuân et moi devons nous présenter au nouveau régime pour notre "rééducation politique". Ma soeur reste seule avec les petits, son aînée a à peine 6 ans, et elle est enceinte du petit dernier.
Dans le camp, je ne cesse de penser à ma soeur et à ses enfants. La maman de
Tuấn est trop âgée pour pouvoir aider. Ma soeur est en plus soucieuse pour le sort de son mari et de son frère. «Maman, je n'ai pas pu tenir ma promesse, je suis en prison, comment pourrai-je m'occuper de petite soeur?... »
En 76, on m'envoie au Nord du Vietnam. J’ai perdu contact avec ma soeur et avec Tuân depuis Mai 75. Comment peut-elle savoir où je suis ? Est-ce qu’elle sait où se trouve son mari? Les camps, ou plutôt les prisons, poussent comme des champignons, du sud au nord. Lorsque j'étais au sud, j’avais partout cherché à avoir des nouvelles de Tuân, des camps de Trảng Lớn à Suối Máu, mais, rien... Il y a trop de prisonniers...
Au camp de rééducation de Sơn La, on nous permet d’écrire à la famille. J'écris une première lettre à ma sœur. Je reçois sa réponse 3 mois après. Nous sommes dans le courant de l’année 77. Je revois son écriture au bout de 2 ans et 1 mois. J'ouvre sa lettre en tremblant, mes yeux s'embrouillent et me piquent:
« Tuân est au camp de Long Thành, il a donné de ses nouvelles, tout va bien. Sa maman est très âgée et très faible. Je continue à enseigner. Les 2 petits sont avec Mamie, les 2 grands me suivent à l'école. La petite dernière, je l'ai appelée Tâm, Trần Thi Minh Tâm, elle est née le 12 sept 1975, presque 4 mois après l'emprisonnement de son papa et de son oncle ».
Vers la fin de sa lettre, elle annonce que notre père est en vie et est venu la voir. « Je ne sais comment papa a trouvé mon adresse. Le jour où il est venu, il s’est présenté, j'ai été ébahie. J'avais 3 ans à son départ, comment aurais-je pu le reconnaître 20 ans après? Les petits ont regardé ce monsieur inconnu, qui s’est approché pour les cajoler, avec des yeux grand ouverts. Il a posé des questions sur toi, sur Tuân. Quand j'ai demandé comment faire pour savoir où vous êtes emprisonnés, il a hoché la tête sans rien dire. Il m'a fait savoir qu’il a fondé une famille au Nord, il a 2 garçons et 2 filles. L'aîné a 4 ans de moins que moi. Papa m'a apporté 20 kilos de riz et 10 oranges. Il est resté chez nous un jour et est ensuite reparti à Hanoi. Je lui ai offert l’appareil radiocassettes que tu m'avais donné auparavant. Il en fut très content, il promit d'aller te voir dans le camp. Depuis son retour au Nord, il ne m'a pas re-contactée et je n'ai pas son adresse».
Je suis perplexe. Comme ma soeur, je n'arrive pas à me figurer comment est mon père. Cela fait déjà plus de 20 ans, je pensais qu'il était décédé.
Déc. 77.
Nord du Vietnam. Mon père vient me voir au camp de rééducation de Sơn La.
Dans le bureau du capitaine responsable du camp, se tient un homme d’âge moyen, aux cheveux grisonnants, le visage assez émacié. Il est en civil, plutôt bien vêtu. Le chef du camp lui témoigne du respect. Mon père doit occuper un poste assez important. À mon arrivée, le chef de camp lui glisse quelque chose à l’oreille et se retire, nous laissant seuls. J’observe discrètement cet homme inconnu.
Il vient me serrer la main, se présente, me dit avoir vu ma soeur à Phan Rang et me demande comment se passe ma “rééducation”. Il ne parle pas de maman. Il doit être au courant de son décès. Il me dit avoir lu mes écrits. Je l’écoute en silence. Vers la fin, il se lève, sort de sa poche un petit paquet, expliquant que c’est du sucre et des cigarettes, me le remet et me conseille de bien suivre les instructions de rééducation, pour pouvoir être vite gracié. Je le regarde droit dans les yeux, indifférent à ses recommandations. Je serre sa main, et reviens vers mon groupe.
Voici comment se sont passées les retrouvailles avec mon père. Sans doute était-ce pareil avec ma soeur. Il y a eu une certaine distance, une certaine barrière, quelque chose que je ne puis comprendre et décrire. Je devine maintenant pourquoi ma soeur a raconté si brièvement la visite de papa à la fin de sa lettre.
C’était la première fois et aussi l’unique fois que j’ai rencontré mon père pendant mes 13 années d’emprisonnement dans le nord.
Déc. 78.
Je suis transféré à Yên Bái. Je reçois 2 autres lettres de ma soeur. Dans sa dernière lettre, écrite en Oct. 78, elle me dit que la situation est difficile. Sa solde d’institutrice ne suffit pas pour 4 enfants et une vieille mère. Elle a vendu au fur et à mesure tous ses bijoux et le mobilier de la maison. Elle n’a pas encore pu aller voir son mari au camp. Mamie est bien faible maintenant. A chaque repas, c’est l’aînée qui lui donne la cuillerée. Toutes les fins d’après- midis, entre chien et loup, ma soeur accompagnée de son fils, essaie de vendre du maïs grillé à l’entrée de la ruelle, pour avoir un complément, pour pouvoir acheter du riz. Elle se plaint d’avoir perdu le sommeil, et que sa santé va en faiblissant…
Cela me laisse hébété toute la journée. Auparavant, je concentrais tous mes efforts uniquement pour elle. Maintenant, ma sœur a à sa charge 4 enfants et une grande mère, avec en plus le mari et le frère en prison, cela fait 7 personnes en tout, 7 croix à porter sur ses épaules frêles. J’essaie de la consoler: « Tuân n’est pas un officier haut gradé, a peu de “fautes” envers la « révolution », il a peut être la chance de s’en tirer, d’être gracié plus tôt ». Je lui écris 2 ou 3 lettres supplémentaires. Durant ces jours de captivité, je deviens bouillant, nerveux, j’ai mal au ventre, je ne pense qu’à ma soeur et à sa famille. Ont-ils quelque chose à manger?
Juin 79.
Un matin, sur le chemin dans la forêt, en train de couper des branches de bambou, j’entends vaguement une histoire racontée entre mes camarades prisonniers. Des femmes de détenus sont venues rendre visite à leur mari et leur apporter de la nourriture. Elles racontent qu’à Phan Rang, une jeune femme dont le mari est envoyé en camp de rééducation, est morte, laissant 4 enfants en bas âge. Le plus petit a 3 ans et le plus âgé à peine 9 ans, ils n’ont aucun autre parent.
Je sens de la sueur froide couler dans mon dos. Je m’approche. On me dit qu’elle est institutrice, et que son mari, officier de la Marine, est en camp de rééducation dans le sud. Il était lieutenant à Phan Rang. Je vois soudain le ciel et la terre chavirer et le soleil éclater dans mon cerveau. Je perds la respiration. Bouche bée, debout au milieu des forêts et des montagnes de Yên Bái. Autour de moi, des gens en train de parler. Je n’entends plus rien. Mes oreilles sont abasourdies, mes yeux se voilent. Je vois le corps de ma soeur, recroquevillé sur une natte, ses 4 enfants autour d’elle, la plus petite en train de remuer le corps de sa maman, la plus grande, Thu Yến, s’accrochant en larmes à ses pieds et les 2 autres, Hoàng et Châu, le regard éperdu.
Nous sommes en plein été à Yên Bái, mais mon corps est transi. Je suis paralysé, je deviens pierre, je n’ai plus de sensations. J’ai besoin de crier, de faire éclater cet univers. Dans la lumière jaune vacillante de cet après midi, l’ombre de ma soeur tantôt apparaît et tantôt disparaît, indistincte. Ma soeur, ma petite soeur orpheline…
Le canon d’un fusil, une Automat Kalachnikov, pointe soudain sur mes côtes. Le gardien est étonné de me voir planté au milieu du chemin. Il roule vers moi des yeux interrogateurs et menaçants. Je réintègre en silence le flot des prisonniers. Des larmes coulent sur mes joues creuses. Je marche comme un somnambule ….


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